Les profondes transformations historiques et spirituelles qui détermineront l'avenir de l'humanité forment un sujet si éloigné de l’horizon de nos médias, de nos universités et, de manière générale, de tous les débats publics dans ce pays, que ce que je vais dire dans cet article semblera certainement stratosphérique et sans rapport avec la réalité immédiate.
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(Sous-titres en français)
Verbum, Ano I, Números 1 e 2 - Juillet-Octobre 2016
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Les profondes transformations historiques et spirituelles qui détermineront l'avenir de l'humanité forment un sujet si éloigné de l’horizon de nos médias, de nos universités et, de manière générale, de tous les débats publics dans ce pays, que ce que je vais dire dans cet article semblera certainement stratosphérique et sans rapport avec la réalité immédiate.
Le patient incurable, quand il gémit de douleur sur un lit d’hôpital, s’intéresse avec difficulté aux controverses médicales, biochimiques et pharmacologiques qui se trament dans des pays lointains et dans des langues qu'il ne connaît pas mais desquelles un remède à sa maladie découlerait peut-être. Ce qui est le plus proche de son destin lui semble distant, abstrait et sans rapport avec sa douleur.
Ceux qui s'intéressent à l'avenir du Brésil devraient prêter la plus grande attention aux lignes qui vont suivre, aussi difficile sera-t-il de leur faire voir le rapport entre ceci et cela.
Je commencerai par analyser la critique d’un livre aussi inconnu dans notre pays que ne l’est son auteur.
False Dawn: The United Religions Initiative, Globalism, and the Quest for One-World Religion, (Sophia Perennis, 2005), est un livre de Lee Penn que j'ai recommandé plusieurs fois mais qui est peu lu car il s’agit d’un très gros pavé rempli de documents longs et ennuyeux. Le critique en question est Charles Upton, auteur du Système de l'Antéchrist (id. 2001). On le lit encore moins car je l’ai recommandé avec moins de constance et d’enthousiasme. La revue a été publiée dans le livre le plus récent d'Upton, Findings: In Metaphysic, Path, and Lore, A Response to the Traditionalist / Perennialist School (id., 2010) et reproduite dans le magazine électronique de l'éditeur, http://www.sophiaperennis.com/discussion-forums/sophia-perennis-book-reviews/false-dawn-the-united-religions-initiative-globalism-and-the-quest-for-a-one-world-religion/.
Le livre de Lee Penn, qui foisonne de documents sources, décrit la formation et le développement d'une religion mondiale factice, qui, ayant toutes les caractéristiques d'une parodie satanique, se place sous les auspices de l'ONU, du gouvernement américain, de pratiquement tous les principaux médias occidentaux ainsi que d'une poignée de fortunes colossales. Fondée en 1995 par William Swing, évêque épiscopalien, sous le nom de United Religions Initiative (URI, voir http://www.uri.org), bien qu'elle existât officieusement bien avant et qu’elle remontât au Lucis Trust fondé en 1922 par Alice Bailey, l'entreprise, soutenue par des ressources financières extraordinaires et épaulée par une distribution de stars du show-business et de la politique, a même remporté le soutien informel du pape François (voir http://remnantnewspaper.com/web/index.php/articles/item/511-pope-francis-and-the-united-religions-initiative)
Affichant le bel objectif de créer "un monde de paix, soutenu par des communautés engagées et interconnectées, soucieuses du respect de la diversité, de la résolution non-violente des conflits et de la justice sociale, politique, économique et environnementale", ce mouvement rassemble, dans des célébrations festives dites "œcuméniques", catholiques, protestants, juifs, musulmans, bouddhistes, shintoïstes, animistes, spirites, théosophes, bahaïs, sikhs, adeptes du New-Age, de la Wicca, du satanisme, du révérend Moon, des Hare Krishna et de tout culte indigène ou ufologique qui le souhaite. Un sentiment de fraternité universelle vient dissoudre, entre des sourires de condescendance mutuelle, les incompatibilités les plus évidentes et les plus insurmontables entre ces diverses croyances.
Toutes les religions et pseudo-religions combinées, fusionnées et mutuellement neutralisées sont ainsi réduites à l’état de simple instrument d’un projet visant à la création d'un Gouvernement Mondial.
D’une manière générale, l'idéologie qui parvient à souder tous ces éléments hétérogènes et irréconciliables est l'universalisme de bas étage du New-Age. Copiant de manière approximative le langage de la tradition hindoue, le New-Age proclame que les religions sont toutes de simples épiphénomènes locaux et accidentels assumés par la “Révélation Primordiale” unique. On doit en conclure que, peu importe le chemin, tout le monde atteindra tôt ou tard les plus hauts stades de la réalisation spirituelle humaine voire surhumaine.
L’on peut compter parmi les précurseurs de cette idéologie, au XIXe siècle, Allan Kardec, fondateur du spiritisme, Helena Petrovna Blavatski, célèbre théosophiste et pickpocket au sens littéral du terme, Jules Doinel, fondateur de l'Église Gnostique de France (1890), Gérard Encausse, mieux connu sous le nom de " Papus ", Jean Bricaud et plus largement tous ceux qui s’inscrivent dans ce mouvement que l'on appellera plus tard "occultiste".
Cet "universalisme", qui au début du XXe siècle sonnait comme une simple extravagance, a fini par pénétrer profondément le sens commun des multitudes, à tel point que l'équivalence de toutes les religions en dignité et en valeur est aujourd’hui un dogme auquel adhèrent tous les grands médias du monde, les parlements, les lois de presque tous les pays et la plupart des autorités religieuses elles-mêmes.
Loin de relever d’un phénomène spontané, cette transformation radicale des croyances collectives reflète le travail incessant des agents omniprésents de l’URI, dont l’ingérence n’épargne aucune organisation socialement importante.
Il est donc inutile de souligner l'importance de ce projet dans le cadre des plans mondialistes. Inutile également, bien entendu, de nier la valeur du travail de compilation et de classement que fit Lee Penn avec cette documentation, plus que suffisante pour prouver l'unité d'inspiration et de stratégie derrière ces phénomènes autrement déconnectés aux yeux de l’observateur profane.
Le critique Charles Upton vante les mérites de cet ouvrage, tout en y ajoutant une précision qui, dit-il, a déjà été communiquée et très bien accueillie par son auteur. À savoir qu’il ne faut pas confondre le "nouvel universalisme" parodique du New Age et de l'URI avec l'universalisme savant de l'école dite "traditionaliste" ou "pérennialiste" inspirée par René Guénon, Frithjof Schuon, Ananda K. Coomaraswamy et leurs continuateurs.
En effet, ce sont là deux phénomènes très différents. René Guénon, fondateur de cette école, avait déjà soumis à une analyse critique dévastatrice toute l'idéologie "occultiste" qui, des décennies plus tard, formerait la base doctrinale - si doctrine il y a - du New Age et de l'URI.
Ayant été membre, et même évêque de l'Église Gnostique dans sa jeunesse, Guénon abandonna vite le navire en l’incendiant, sans rien y épargner. Aussi le spiritisme d’Allan Kardec, la théosophie de Madame Blavatski et mille et un autres mouvements ont été dans la cible des critiques foudroyantes de Guénon. En effet il y voyait l’incarnation même de ce qu’il qualifiait de " pseudo-initiation " ou de "contre-initiation" - la première constituant un simulacre de la spiritualité, la deuxième son inversion satanique.
En réalité le contraste entre l'universalisme de l'URI et celui du courant guénonien-schuonien va bien au-delà de la simple différence entre low brow et high brow, bien que cette distinction soit évidente aux yeux de ceux qui les comparent.
D'une part nous voyons un pastiche de syncrétismes inconséquent, renforcé par une rhétorique humanitaire sentimentaliste ou futuriste, tantôt "progressiste", tantôt "conservatrice", pour plaire à tout le monde. Dans le meilleur des cas ce pastiche se voit orné du nom d'un écrivain à la mode qui y adhère vaguement, comme Aldous Huxley et Allan Watts.
D'autre part, nous avons des constructions intellectuelles sophistiquées, une compréhension profonde et organisée des symboles religieux et ésotériques de toutes les traditions, une profonde maîtrise des sources révélées et une technique comparative qui se rapproche, en sa précision, d’une science exacte. En outre, nous y trouvons certaines des analyses les plus solides de la crise civilisationnelle occidentale dans ses diverses expressions : culturelles, sociales, artistiques, etc.
La différence saute aux yeux de tout lecteur cultivé. Contrairement au méli-mélo syncrétiste du " New Age ", nous avons ici un universalisme au sens fort du terme, une vision globale et ordonnée qui non seulement saisit avec une remarquable finesse les points communs entre les différentes cosmovisions spirituelles, mais également explique le fondement de leur diversité. Ainsi c’est à cette articulation entre l'unité et la multiplicité que se subordonne finalement toute l'histoire universelle des idées et des croyances, toutes les théories et les pratiques - en un mot : tout ce que l’être humain a fait et pensé pendant tout son pèlerinage sur terre. Il n'y a pratiquement rien, aucun phénomène, aucune pensée, aucun événement heureux ou malheureux qui ne puisse trouver une explication " pérennialiste " convaincante voire irréfutable.
Imaginons un chercheur commun issu de milieux révolutionnaires, modernistes et athées, minimalement conscient de l'importance des thèmes " spirituels ". Après une illusion temporaire avec le " New Age ", il est déçu par sa superficialité et part en quête de choses plus nourrissantes. Le passage au traditionalisme de Guénon et Schuon se présente devant lui comme une formidable mise à niveau intellectuelle, un impact déculturant, presque une transfiguration intérieure. Ceci l’isolera soudainement de l'environnement mental autour de lui, marqué à la fois par l'incrédulité et la vulgarité sans fin de l'occultisme omniprésent, le laissant seul avec sa propre conscience. Ainsi s’accomplit, à l'échelle individuelle, la célèbre prophétie émise par un biographe anonyme de René Guénon juste après la mort de son maître:
" Il viendra un temps où chacun, seul, privé de tout contact matériel pouvant l'aider dans sa résistance intérieure, devra trouver en lui-même, et seulement en lui-même, les moyens d'adhérer fermement, par le centre de son existence, au Seigneur de toute vérité. "
Rares, rarissimes sont les individus qui parviennent jusqu’à ce point, la plupart dégringolant en cours de route. Mais pour ceux qui y arrivent, il est difficile de résister à l'envie de joindre personnellement les milieux guénonien et schuonien en quête de réconfort et d’orientation. C'est à travers ce processus de sélection spontanée que se forme " l’élite intellectuelle " envisagée par Guénon dans son livre Orient et Occident de 1924, comme nous verrons plus loin.
Or là où de différentes conceptions du monde s’entrechoquent, ce sera à la plus complète d’entre elles de tout absorber et expliquer, se plaçant au-dessus des autres. C’est donc elle le sommet de la conscience d'un âge, le " nec plus ultra" de l'intelligence et de l'intelligible.
Ce qui renforce encore l'autorité de l'enseignement pérennialiste, c’est l'affirmation répétée de ses promoteurs qu’il ne relèverait pas d’une invention de leur chef mais d’une simple transposition, dans le langage théorique actuel, des révélations immémoriales remontant à une seule Source originale, la Tradition Primordiale. Affirmation identique, à la surface, à celle du "New Age", mais désormais fondée sur une surabondance de preuves documentaires, d'arguments rationnels, de toute une science organisée du symbolisme universel et du comparatisme, d'où naissent des tours de force intellectuellement stupéfiants, dont les Symboles de la science sacrée écrit par Guénon lui-même, ainsi que A Treasury of Traditional Wisdom de Whitall N. Perry, l'un des plus proches collaborateurs de F. Schuon aux États-Unis. Ce dernier titre consiste en une collection monumentale de textes sacrés organisée pour illustrer, sans possibilité de doute, la convergence essentielle des doctrines et des symboles des grandes traditions religieuses et spirituelles, “l'unité transcendante des religions” comme l’appelait Schuon dans le titre d'un de ses livres, lequel nul autre que T. S. Eliot considérait comme la plus grande réalisation de tous les temps dans le domaine de la religion comparée.
Toute ressemblance avec " l’universalisme " de l'URI est trompeuse.
Premièrement, tous les pérennialistes, sans exception, insistent sur le fait que les doctrines, symboles et rites des diverses traditions en particulier, bien qu'ils pointent toujours vers une Réalité suprême qui est la même dans tous les cas, ont une intégrité qui leur est propre, et ne peuvent pas être objet d’une fusion, d’un mélange syncrétique. En d'autres termes, ils ne peuvent pas subir le type d'opération unificatrice qui caractérise précisément le " New Age ".
Deuxièmement, tout ce qui relève du nom de religion, de spiritualité, d'ésotérisme ou autre ne peut pas entrer dans cette synthèse. Bien au contraire, les pérennialistes font une distinction rigoureuse voire intolérante entre Tradition, Pseudo-Tradition et Anti-Tradition. Une grande partie du condensé du " New Age " tombe dans ces deux dernières catégories et, loin d'intégrer l'unité de la source primitive, représente plutôt sa parodie, ou sa négation.
Troisièmement, le point le plus important, l'unité transcendante des religions est en effet transcendante, non pas immanente. Les religions s’y voient unifiées par leur sommet, par le noyau vivant de leurs conceptions doctrinales, non pas par la variété irréductible de leurs liturgies, de leurs codes moraux et de leurs différentes "voies" de réalisation spirituelle. Et où se trouve-t-il, précisément, ce noyau, ce sommet ? C'est dans leurs conceptions métaphysiques respectives, qui sont, elles, véritablement convergentes Le simple recueil organisé par Whitall Perry suffit à le démontrer au-delà de toute controverse. Sur ce point de vue, les religions et traditions spirituelles peuvent être considérées sans tort comme des adaptations de la même Vérité primordiale aux contextes historiques, culturels, linguistiques et psychologiques de divers temps, lieux et civilisations. Les divers exotérismes refléteraient, dans leurs différences, l'unité du même ésotérisme primordial. Les hommes qui auraient clairement compris l'unité de cet ésotérisme auraient relevé, sur le plan intellectuel, le fossé entre les religions. Mais puisque ces mêmes hommes ne sont pas constitués d'intellect pur, mais qu’ils ont une existence historico-temporelle de chair et de sang, ils restent subordonnés à leur tradition religieuse respective, sans pouvoir la fusionner ou la mélanger avec une autre. L'exemple classique de cette réalité est le grand maître soufi Mohieddin Ibn 'Arabi: En déclarant explicitement que son cœur pouvait prendre toutes les formes - celle du brahmana hindou, du rabbin kabbaliste, du moine chrétien ou autre - il est resté fidèle, dans sa vie d’individu réel et concret, entièrement fidèle à l'orthodoxie islamique la plus stricte.
Mais c'est là, précisément, que les problèmes commencent à apparaître.
II
Cette conception requiert d’emblée cette conception requiert, en plus de la différenciation " horizontale " entre les différentes traditions dans le temps et dans l’espace, aussi une distinction " verticale " ou hiérarchique entre les parties " inférieure " et " supérieure " de chacune d’entre elles. Les parties " inférieures ", ou exotériques, sont historiquement conditionnées, et par elles les traditions s’éloignent les uns des autres jusqu’au point de l'hostilité mutuelle et de la totale incompatibilité. Les parties " supérieures ", ésotériques, reflètent l'éternité immuable de la Vérité, où toutes les traditions convergent et se rencontrent.
Il y a, en somme, une religion populaire, composée de rites et de normes de conduite, la même pour tous les membres de la communauté, et une religion d'élite, réservée aux personnes " qualifiées " qui, derrière les symboles et les lois, peuvent saisir le " sens " ultime de la révélation. En pratiquant les rites d’agrégation qui les intègrent dans la tradition religieuse et en obéissant aux normes, les hommes du peuple obtiennent le " salut " post mortem de leurs âmes. Mais c’est grâce aux rites d'initiation que les membres de l'élite obtiennent, de leur vivant et au-delà du simple " salut ", la réalisation spirituelle qui les arrache du simple " état individuel " de l'existence pour les transfigurer dans la propre Réalité Ultime, autrement dit Dieu.
Il est bon de ne pas trop parler de ces choses auprès du grand public. Il pourrait être scandalisé par le décryptage d'un mystère qui doit lui rester opaque au profit de sa propre protection spirituelle. L'histoire du sufi Mansur Al-Hallaj (858-922) est bien connue; lui qui, après avoir atteint la dernière " réalisation spirituelle " s’écria " Ana al-Haqq! " (" Je suis la Vérité ") et fut décapité par les autorités exotériques. En effet Al-Haqq ne signifie pas seulement " la vérité " au sens générique et abstrait, mais c'est l'un des quatre-vingt-dix-neuf " Noms de Dieu " imprimés dans le Coran; ainsi la déclaration d'Al-Hallaj signifiait littéralement " Je suis Dieu ". Du point de vue de l'orthodoxie esotérique, cela menait à la négation du principe coranique de l'unité de Dieu, constituant un crime qui devrait être puni de mort. Plus tard les juristes islamiques ont admis que les déclarations émises par les soufis dans un " état de ravissement mystique " échappaient à la justice commune, devant être acceptées comme des mystères insondables.
Au sens explicite, juridique et officiel, la distinction entre exotérisme et ésotérisme n'existe que dans une seule tradition : l'islam. Cela correspond à la distinction entre shari’ah et tariqat. D'une part, la loi religieuse obligatoire pour tous ; de l'autre, la " voie " spirituelle du libre choix, uniquement pour les personnes intéressées et douées. L'application de cette distinction à toutes les autres traditions relève d’une simple analogie; une figure de style et non un concept descriptif approprié. Ce qui affaiblit un peu, d’ores et déjà, tout l’édifice du " pérennialisme ".
Peut-on trouver, par exemple, cette distinction entre exotérisme et ésotérisme au sein de la tradition hindoue, précisément celle dont le vocabulaire de René Guénon se sert le plus souvent, estimant que l'hindouisme a atteint un maximum de clarté dans l'exposé de la doctrine métaphysique ? Bien sûr que non. Par ailleurs la distinction entre les castes est quelque chose de tout à fait différent. Tout d'abord, parce que le passage vers des castes supérieures ne dépend pas d’un libre choix des individus : l’on naît shudra, vaishia, kshatyia ou brahmana et l’on demeure ainsi pour toujours. Deuxièmement, les membres d’une caste inférieure peuvent accidentellement atteindre les plus hauts niveaux de réalisation spirituelle sans changer de caste. Troisièmement, les rites de la caste supérieure, ou Brahmana, n'ont rien de secret ou de discret : n’importe qui peut les connaître, ils n’ont simplement pas l’autorisation pour les pratiquer.
Puis, existerait-il un " ésotérisme chrétien " ? Ici, la chose se complique formidablement. Il a existé et il existe encore, ci et là, des organisations ésotériques qui se définissent comme chrétiennes et qui proposent des initiations par le biais de rites spéciaux, différents des sacrements de l'Église. Les Compagnons, les Fidèles d’Amour, la franc-maçonnerie et l'Ordre des Templiers en sont des exemples. Plus récemment d'innombrables occultistes tels que Madame Blavatski, Rudolf Steiner et Georges Ivanovich Gurdjieff ont présenté leurs enseignements comme étant des modalités de l'ésotérisme chrétien.
Mais voici quelques fTout d'abord, aucune trace ne nous est parvenue de l’existence d’organisations chrétiennes ésotériques au cours des dix premiers siècles de l'Église. Deuxièmement, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même a déclaré catégoriquement : " Je n'ai rien dit en secret. " Même ses paraboles, dont la signification n'était pas immédiatement évidente pour tous, étaient livrées à tout le monde, et non pas réservées à un cercle d’initiés. Or comment croire, sous ces conditions, que le noyau de l’enseignement du Sauveur ait été gardé en secret pendant dix voire vingt siècles?
Par comparaison, dans l'islam, la différence entre exotérisme et ésotérisme nous apparaît d’une façon claire dès ses débuts. En voyant un groupe de compagnons du Prophète pratiquer certains rites étranges, différents des cinq prières quotidiennes, des fidèles sont allés les interroger, et ont appris qu'il s'agissait là de dévotions volontaires, méritoires mais non obligatoires. Ce fut le premier signe de l'existence du tasawwuf ou " soufisme ", l'ésotérisme islamique.
Troisièmement, et le plus important : les sacrements de l'Église ne sont pas de simples " rites d’agrégation ", mais des rites initiatiques de plein droit. Ce qu’ils accordent, ce n’est pas un simple accès à la communauté des fidèles, leur "égrégore" ou conscience collective, mais surtout, Deo juvante, la connaissance la plus profonde de la Réalité suprême, à laquelle un être humain peut aspirer. " Ce n'est plus moi", dit l'Apôtre, " mais c'est le Christ qui vit en moi ".
Le Pape Jean-Paul II lui-même déclare explicitement, dans son Catéchisme, que les sacrements sont les étapes de " l'initiation chrétienne ". Or il n'est pas concevable que dans un texte de doctrine aussi formel, l’on puisse employer ce terme comme une simple figure de style.
Le père Juan González Arintero, dans deux livres mémorables qui constituent probablement le sommet de la littérature mystique au XXe siècle, démontre avec une abondance d'arguments et d'exemples que le chemin des sacrements a été ouvert précisément pour offrir à chacun, sans exception, l'accès aux niveaux les plus élevés d'accomplissement spirituel. La distinction entre les pratiquants exotériques et ésotériques y aurait donc une simple connotation métaphorique, désignant de différents degrés de fruits spirituels obtenus par tel ou tel individu selon ses aptitudes, ses efforts et les mouvements de la Grâce divine.
Par conséquent, les chrétiens ayant reçu les sacrements sont tous des initiés, au sens strict accordé par le pérennialisme à ce mot. La différence entre les différents résultats spirituels obtenus s'explique par un concept développé par René Guénon lui-même, celui de l'initiation virtuelle. Tous les rites d'initiation ne produisent pas immédiatement les résultats spirituels qui leur correspondent. Ces effets peuvent rester longtemps suspendus jusqu'à ce qu'un facteur externe - ou une évolution de la part de l’individu lui-même - les appelle à une manifestation complète.
Pour compliquer un peu les choses, F. Schuon lui-même a reconnu que les sacrements chrétiens avaient une portée initiatique. Et pour comprendre à quel point cette question est épineuse pour l'école pérennialiste, il suffit de se rappeler que, lorsque l'avis de Schuon sur le sujet a été publié, Guénon a réagi avec indignation et fureur, rompant même les relations avec son disciple et continuateur.
Guénon a tenu tête, il a continué d’affirmer que les sacrements chrétiens n'étaient que des rites d'agrégation, les initiations authentiques n'existant que dans certaines organisations secrètes ou discrètes telles que la Franc-Maçonnerie. Pour étayer cette thèse, il a inventé l'une des hypothèses historiques les plus artificielles que l'on ait jamais vues : le christianisme serait à l'origine apparu comme un ésotérisme, mais, compte tenu de la décadence générale du paganisme gréco-romain, il se serait vu forcé de devenir populaire ex post facto, se réduisant finalement à l'exotérisme. Or aucun signe ne nous fait croire que cela se soit jamais produit. Bien au contraire, Jésus a parlé ouvertement aux multitudes depuis le début de sa prédication, et les sacrements n'ont subi aucun changement substantiel de forme ou de contenu au fil du temps. Quelles que soient ses erreurs dans d'autres domaines, Schuon avait raison sur ce point.
Ce n'est aussi qu'en tant que figure de langage que la distinction entre exotérisme et ésotérisme - ou entre rites d'agrégation et d'initiation - peut s'appliquer au judaïsme, puisque les mystères kabbalistiques sont cultivés par les mêmes prêtres chargés du culte officiel.
Enfin l'application de ce binôme sur un territoire extra-islamique est inappropriée à un tel point que les membres de l'école pérennialiste eux-mêmes ont finalement dû reconnaître l'existence d'initiations " exo-esotériques ", et même d’initiations " exotériques " aux côtés des " ésotériques ". C’est assez pour comprendre que ces concepts nous servent à bien peu de choses en fin de compte.
Le manque d'arguments raisonnables de la part de Guénon, sa réaction disproportionnée à ce qui aurait pu se limiter à une simple discussion entre amis, tout cela nous suggère qu’il pourrait être en train de cacher quelque chose dans cet épisode d’altercation avec son disciple. Incapable de s’exprimer avec clarté, il a fait appel à une hypothèse absurde, et a tenté de réduire son interlocuteur au silence par une exhibition d’autorité, que Schuon a poliment rejetée.
Pourquoi Guénon aurait-il fait ce choix, forçant de ranger toutes les traditions dans une paire de concepts qui ne s'appliquaient correctement à aucune d'entre elles, à l'exception de l'islam? Pourquoi cet homme, si judicieux par ailleurs, s'est-il permis un geste si arbitraire? Geste qui d’ailleurs l’a rendu vulnérable, au point de sentir menacé dès que Schuon souleva l’objection quant aux initiations sacramentelles. Il avait presque certainement des raisons pour le faire. Des raisons qui, au moins au moment où tout cela s’est produit, ne pouvaient pas être ouvertement discutées.
Mais avant même de clarifier ce point, il est nécessaire de soulever une autre question.
III
Que des traditions matériellement différentes convergent vers le même ensemble de principes métaphysiques, c’est là quelque chose que l’on ne peut plus mettre en question sérieusement. La thèse de l'Unité Transcendante des religions l’emporte à tous les égards.
Une question cependant s’impose: qu'est-ce qu'une métaphysique ? Je n’emploie pas le terme ici en tant que dénomination d'une discipline académique, mais dans le sens très spécifique et précis qu'il porte dans les œuvres de Guénon et Schuon. Qu'est-ce donc qu'une métaphysique ? C'est la structure de la réalité universelle, descendant depuis le Premier Principe, infini et éternel, jusqu’à ses innombrables reflets sur le monde des manifestations, à travers une série de niveaux ou de plans d'existence.
Le fait qu'elle soit essentiellement la même dans toutes les traditions indique qu'il existe une perception normale de la structure de base de la réalité, commune à tous les hommes de tout âge ou de toute culture.
Cette perception nécessite une conscience claire ou au moins une intuition des hiérarchies du réel, ou en d’autres termes des distinctions entre les différents plans de réalité, partant des objets sensibles que saisit la perception immédiate, jusqu’à la Réalité ultime, le Principe absolu, éternel, immuable et infini, passant par une série de degrés intermédiaires : historique, terrestre, cosmique, angélique, etc.
La parfaite soumission de la subjectivité humaine à cette structure est une valeur transmise par toutes les traditions; c’est là une condition sine qua non de la vie religieuse et, plus encore, de l'accomplissement spirituel. Son déni, sa mutilation ou son altération est à l'origine de toutes les erreurs et les égarements de l'humanité.
C'est pourquoi F. Schuon propose une distinction entre “hérésie essentielle” et “hérésie accidentelle”. Le mot " hérésie " vient d'une racine grecque qui signifie " choisir " et " décider ". Un hérésiarque est quelqu'un qui, volontairement, choisit de toute la vérité les seules parties qui l'intéressent, ignorant les autres.
L'hérésie accidentelle, selon Schuon, est la négation, la mutilation ou l'altération des canons d'une tradition particulière, comme le monophysisme dans le christianisme (la théorie selon laquelle Jésus n'avait qu’une nature divine, sans une nature humaine) ou l'associationnisme dans l'islam (associer Dieu à d'autres êtres).
L'hérésie essentielle est la négation, la mutilation ou l'altération de la structure même de la réalité - une erreur qui ne serait donc pas condamnée par telle ou telle tradition en particulier, mais par elles toutes. Nous pouvons citer le matérialisme ou le relativisme en guise d’exemple.
Tout cela est bien beau. Un problème logique se pose néanmoins. Si la métaphysique est quelque chose de commun à toutes les traditions, comment peut-elle être aussi le sommet, la suprême perfection de chacune d’entre elles ? Par définition, la perfection d'une espèce ne peut pas se trouver dans son genre, mais dans sa différence spécifique. La perfection du lion et de la puce ne peut pas résider dans le simple fait qu'ils soient, tous les deux, des animaux.
Tout cela est bien beau. Un problème logique se pose néanmoins. Si la métaphysique est quelque chose de commun à toutes les traditions, comment peut-elle être aussi le sommet, la suprême perfection de chacune d’entre elles ? Par définition, la perfection d'une espèce ne peut pas se trouver dans son genre, mais dans sa différence spécifique. La perfection du lion et de la puce ne peut pas résider dans le simple fait qu'ils soient, tous les deux, des animaux.
Mais, pour cette raison même, la métaphysique ne peut être l'aboutissement de traditions en tant que telles que si nous acceptons une distinction entre l'ordre de l'être et l'ordre du connaître qui, selon Aristote, sont inverses. Le sommet de la montée initiatique ne peut pas être, dans le même temps, l'aboutissement des religions. En effet, étant communes à toutes les religions, la métaphysique configure donc le genre auquel elles appartiennent, et non pas leur perfection spécifique.
Il serait plus raisonnable de supposer que la Tradition primordiale soit un socle commun, soutenant non seulement toutes les traditions spirituelles, mais également toutes les cultures ainsi que le noyau même de l’intelligence saine présente dans tout être humain. En partant de cette base, ou de cette origine, les différentes traditions se développent dans des directions différentes, chacune cherchant à refléter plus parfaitement le Principe absolu et à donner aux hommes les moyens de revenir à Lui. En ce sens, l'aboutissement de chaque tradition n'est pas le Principe lui-même, mais le succès obtenu dans l'opération de retour. Et il n'y a aucune raison de supposer que, parmi les différentes espèces, toutes expriment également la perfection de leur genre : les puces et les lions sont tous les deux des animaux, mais ce n’est pas pour autant que ces premières expriment la perfection de l’animalité aussi bien que ces derniers (pour ne pas parler des êtres humains).
Schuon déclare que la revendication de chaque religion d'être " meilleure " que les autres n'est justifiée que par le fait qu'elles sont toutes " légitimes ", c'est-à-dire qu'elles reflètent à leur manière la Tradition Primordiale, mais que, vue sous l’échelle de l’éternité et de l’absolu, cette prétention s’avère illusoire. Cependant, si la perfection d'une espèce ne peut pas résider uniquement dans son genre, mais dans sa différence spécifique, rien ne justifie que toutes les espèces puissent représenter, toutes dans une égale mesure, la perfection du genre. Certes, toutes les religions renvoient à une Tradition Primordiale, mais est-ce qu’elles la représentent, toutes, au même niveau de perfection ? Bien que la question soit tout à fait légitime, nulle part l’école pérennialiste n’y a offert - ou même tenté d’offrir - une réponse acceptable. En fait, ils n’ont même pas présenté cette question ! Aurions-nous trouvé, même dans ces hautes sphères, un exemple du phénomène de " l’interdiction de demander " que discernait Eric Voegelin dans les idéologies de masse ?
IV
"La génération de l'école Traditionaliste rassemblée autour de Frithjof Schuon - écrit Charles Upton - a présenté et révélé les religions dans leurs essences célestes, sub specie æternitatis." 9
Si les essences célestes des religions sont substantiellement les mêmes, la différence entre elles s’avère quelque chose de purement terrestre et contingente, les formes particulières de chacune n'ayant rien de sacré en elles-mêmes sans la sève reçue de la Tradition Primordiale : elle seule, la Religio Perennis, 10 serait vraie au sens strict. Les autres religions ne seraient donc que des symboles ou des apparences imparfaites, qu'elle assume dans ses diverses incarnations terrestres.
Mais - poursuit Upton - " ces révélations sont considérées comme des branches de la Tradition Primordiale, mais cette Tradition n'est pas actuellement en vigueur en tant que système religieux ; Ce n'est pas une religion que l’on puisse pratiquer. Les seules voies spirituelles viables existent au sein des révélations vivantes présentes : l'hindouisme, le zoroastrisme, le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l'islam. "11
Cependant ces voies ne mènent qu'au " salut " dans une vie post mortem. Pour pouvoir grimper un peu plus haut déjà dans la vie actuelle, il faudrait, sans abandonner la religion d’appartenance, rejoindre une organisation ésotérique, pratiquant, en plus des rites et commandements de la religion populaire, quelques rites et commandements spécifiques à caractère initiatique.
En d'autres termes, l’appartenance à la religion populaire est un certificat d’aptitude que l’on exige du postulant à l'entrée du chemin initiatique. Pour un musulman, cela ne pose pas un gros problème. Bien qu’ayant une existence à part, les tariqas (turuq en arabe) sont généralement reconnues comme légitimes par la religion officielle, de sorte que le croyant peut librement transiter entre les deux pratiques.
Pour les hindous, ce n'est pas un problème non plus : bien qu’il n'y existe pas d'ésotérisme hindou à proprement parler, l'hindouisme accepte et absorbe toutes les pratiques des autres religions, de sorte que - mis à part les conflits politiques entre hindouistes et musulmans - rien n'empêche un hindou de se joindre à une tariqa, la franc-maçonnerie, une triade chinoise ou toute autre organisation ésotérique, sans que cela implique un changement de son statut dans leur société d'origine.
Dans le cas d'un catholique, cependant, les choses se compliquent. Selon Guénon, toutes les organisations initiatiques chrétiennes ont disparu progressivement après le Moyen Âge, laissant les pauvres fidèles limités à un exotérisme spirituellement appauvri. Subsistent de nos jours les seuls vestiges d’organisations éteintes et, tout naturellement, la franc-maçonnerie.
Néanmoins un document signé par le pape Clément XII en 1738 condamnait à l'excommunication automatique tout fidèle catholique affilié à la franc-maçonnerie (ou à toute autre société secrète). La décision a été renforcée par le pape Léon XIII en 1890 et officialisée par le Code de droit canonique de 1917. Le nouveau Code du pape Jean-Paul II, en 1983, ne parlait que de " sociétés secrètes ", sans citer le nom de la franc-maçonnerie, ce qui a brièvement donné l’impression que l'excommunication avait été suspendue, jusqu'à ce que la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en novembre de la même année, n’indique clairement qu’il n’en était rien: l'interdiction d’intégrer la franc-maçonnerie était toujours en vigueur.
Ainsi, le fidèle catholique qui aurait lu et cru René Guénon, partageant son point de vue selon lequel la perte de la dimension initiatique est à la racine de tous les maux du monde moderne, se heurte à un dilemme: soit il abandonne une fois pour toutes l'ésotérisme et s’attache à un exotérisme de plus en plus réduit au simple moralisme des apparences, acceptant ainsi d'être complice de la dégradation spirituelle moderne, soit il part à la recherche de l'initiation franc-maçonnique, et se voit ainsi excommunié. Il perd, dans ce cas, l'affiliation exotérique qui, selon Guénon lui-même, était la condition sine qua non pour l’admission dans l’univers de l'ésotérisme.
Ce conflit ne relevait pas uniquement de l’abstraction juridique. Bien que profondément enracinée dans des organisations ésotériques prétendument chrétiennes, la franc-maçonnerie était devenue, dans diverses parties du monde, une force ostensiblement et violemment anticatholique, encourageant la persécution et le meurtre de catholiques, notamment en France pendant la Révolution et de nouveau au début du XXe siècle, 12 au Mexique (où cela a déclenché la guerre des Cristeros) et en Espagne, où, avec la collusion à peine dissimulée du gouvernement républicain maçonnique, des prêtres et des fidèles ont été tués en masse et de nombreuses églises détruites avant même le début de la guerre civile.
Ainsi, un catholique qui s’affilie à la franc-maçonnerie a non seulement encouru une excommunication automatique, mais est devenu un traître vis à vis de ses coreligionnaires assassinés.
Les Guénoniens catholiques comme Jean Tourniac ont tout essayé dans le but de prouver que les doctrines maçonniques étaient compatibles avec le catholicisme, mais bien évidemment tout cela est resté sur le plan théorique. Les quelques conversations entre représentants catholiques et franc-maçons n’ont pas abouti. L'excommunication était toujours en vigueur, et le risque moral demeurait très élevé.
À partir des années 1960, lorsque ces problèmes ont commencé à être abordés plus ouvertement dans les milieux intéressés par le traditionalisme, le groupe pérennialiste commence à proposer aux catholiques acculés les solutions suivantes: 1. Lâchez tout et convertissez-vous à l'islam. 2. Cherchez abri au sein de l'Église orthodoxe russe; il y reste encore un résidu d'ésotérisme, et après tout, ses sacrements sont acceptés comme valides par l'Église catholique. 3. Rejoignez la tariqa multiconfessionnelle de F. Schuon, où vous pouvez pratiquer des rites initiatiques islamiques sans conversion formelle, tout en gardant vos distances des musulmans exotériques.
La première option était certainement la plus traumatisante. En effet, Schuon lui-même avait écrit que " changer de religion, ce n'est pas comme déménager vers un autre pays : c'est déménager vers une autre planète. " 14
La deuxième était plus confortable, mais elle se heurtait à un obstacle dont aucun auteur pérennialiste à ma connaissance ne daignera évoquer : l'église orthodoxe russe était infestée d'agents du KGB. Cela rend presque impossible au nouveau venu de trouver son chemin au milieu de cette selva selvaggia de complots et de faux-semblants. Il n’est pas étonnant, d’ailleurs, que le KGB organisât et entraînât en même temps des organisations terroristes islamiques pour la guerre contre l'Occident chrétien. 15
Restait donc la troisième option, la plus simple et la plus naturelle. En effet la tariqa de Schuon était remplie de membres d'origine catholique - à commencer par Schuon lui-même, ainsi que certains de ses collaborateurs les plus proches tels que Martin Lings, Titus Burckhardt et Rama P. Coomaraswamy. Parmi ces trois disciples, les deux premiers se sont convertis à l'islam, et le troisième est resté catholique, au moins en public, tout en ayant prononcé son vœu d’obéissance totale au shiekh, procédure obligatoire pour tous les membres des tariqas.
Dans l'âme de ceux qui sont restés catholiques - ex professo ou dans leurs cœurs uniquement - se réalisait ainsi, à l’échelle microscopique, le plan que René Guénon avait élaboré depuis 1924 pour tout l'Occident.
V
Après avoir décrit, avec les couleurs sombres d'une véritable Apocalypse, la dégradation spirituelle de la civilisation en Occident, l'attribuant à la perte de la " vraie métaphysique " et des liens entre l'Église catholique et la Tradition Primordiale (lesquels ne pouvaient être maintenus que par l’intermédiaire des organisations initiatiques)17, René Guénon prédit trois évolutions possibles de l’état de choses en Occident : 18
1. La chute définitive dans la barbarie. 2. La restauration de la tradition catholique, sous la direction discrète de maîtres spirituels islamiques. 3. L’islamisation totale, soit par le biais de l’infiltration et de la propagande, soit par l’occupation militaire.
Ces trois options peuvent finalement se réduire en deux seules : soit la barbarie, soit la soumission à l'Islam, qu'elle soit discrète ou ouverte.
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale semblait indiquer un penchant de l'Occident plutôt pour la première option. Et c'est un détail ironique que d'importantes autorités religieuses islamiques eussent pleinement soutenu le Führer, en particulier en ce qui concerne l'extermination des Juifs.19 S’agit-il d’une coïncidence macabre ou bien d’une prophétie auto-réalisatrice ? Je ne le sais.
Après la Guerre, la collaboration étroite entre les gouvernements islamiques et les régimes communistes dans l'effort conjoint anti-occidental est devenue si manifeste qu’il est inutile d'insister sur ce point. Il convient de rappeler que, de nos jours, la gauche mondiale engagée à corrompre l'Occident " jusqu’à ce qu'il pue ", comme le préconisait André Breton, est la même qui soutient ostensiblement l'occupation musulmane de l'Occident par l'immigration de masse, et qui boycotte par tous les moyens tout effort sérieux de combat contre le terrorisme islamique. Ainsi nous voyons entre les deux blocs une sorte d'accord léniniste qui " fomente la corruption et la dénonce ". Nous pouvons nous poser la même question qu’au paragraphe précédent mais nous obtiendrons la même réponse.
Pour l’aspirant d’origine catholique, tout ce que la tariqa lui offrait était un choix entre devenir musulman ou rester catholique sous direction musulmane. Ce même choix a été proposé par Guénon à tout le monde occidental.
Je crois que cela nous aide à comprendre l'intention de Guénon lorsqu'il essaye de forcer toutes les religions, et en particulier la chrétienne, à rentrer dans le moule d'un concept descriptif propre à l’islam, à savoir la distinction exotérisme-ésotérisme. En effet, comment maîtriser une civilisation entière sans l'avoir au préalable intégrée dans le système de coordonnées intellectuelles de la civilisation dominante, où elle cessera d'être une totalité autonome, devenant simple partie d’un nouveau tout? Il est évident également qu'il ne suffisait pas de faire cela dans la seule théorie : il fallait que cette nouvelle vision des choses conquît les membres les plus réputés et les plus intellectuellement actifs au sein de la civilisation cible. Ce n’est que lorsqu’elle commencerait à se comprendre elle-même selon les termes du dominateur et non plus selon les siens qu’elle serait assez mûre pour accepter, sans grande résistance, une plus large opération d'occupation culturelle. En outre la réduction du christianisme au binôme exotérisme-ésotérisme, accompagnée du sombre diagnostic de la perte de la dimension ésotérique, aboutissait inéluctablement à la conclusion selon laquelle la " restauration de la chrétienté ", de ses liens avec la Tradition Primordiale, et donc des dimensions les plus hautes de sa spiritualité ne pouvait se réaliser que sous la direction d'un " ésotérisme vivant ", c'est-à-dire du soufisme. Pour reprendre les propres termes de Guénon, il fallait soumettre l'Occident à " l’autorité spirituelle " de l'Islam avant de le soumettre à son " pouvoir temporel ".
La théorie de Schuon selon laquelle les sacrements chrétiens conservaient leur pouvoir initiatique, semblait atténuer quelque peu la force de l'argument islamiste, mais en réalité il n’en était rien du tout. En effet sans l'instruction spirituelle appropriée que seul un " ésotérisme vivant " pouvait offrir, le porteur d'une " initiation virtuelle " resterait inconscient de l’avoir reçue, et non seulement resterait-il paralysé au milieu de son escalade initiatique, mais risquerait-il aussi de subir toutes sortes de perturbations spirituelles et psychiques. Seule la spiritualité soufie - incarnée, dans ce cas, en la personne de F. Schuon - pouvait sauver les catholiques d'eux-mêmes.
L'islamisation de l'Occident - discrète ou ouverte, pacifique ou violente - est l'objectif central, et en réalité le seul, dans toute l'œuvre de René Guénon. Tout converge vers ce but, non pas en tant que simple conclusion logique, mais comme une sorte d'issue vers laquelle le lecteur - et avec lui, idéalement, tout l'Occident - est conduit parmi les murs d'une construction labyrinthique avec un sentiment de fatalité inexorable. Dissociée de ce but ultime, sa pensée n’est rien d'autre qu'un ensemble de spéculations théoriques sans but précis, un bâtiment de belles possibilités spirituelles irréalisables. Ce que Guénon lui-même a toujours nié.
Si une confession explicite était nécessaire pour le confirmer, il suffirait de rappeler qu’au moment même où F. Schuon revenait d'Algérie avec le titre de Cheikh, manifestant ouvertement son intention d‘" islamiser l'Europe" (sic), Guénon déclarait que la fondation de la tariqa de Schuon à Lausanne, en Suisse, fut le premier et le seul fruit de son effort de plusieurs décennies.
VI
Deux facteurs peuvent rendre cet objectif quelque peu flou voire même invisible aux yeux du public :
Premièrement, Guénon affirme à plusieurs reprises son absolu mépris pour toute activité, courant ou idéologie politique. Il déclare que ses intérêts n'ont rien à voir avec la lutte pour le pouvoir, voués qu’ils sont à la seule sphère du spirituel, de l'éternel. Cela semble le placer, aux yeux de beaucoup, incomparablement au-dessus de la dispute actuelle entre les pays islamiques et l'Occident.
Cette manière de voir les choses n'est pas tout à fait fausse. Elle est simplement vide. Évidemment Guénon ne vise pas le pouvoir politique. Il se bat pour quelque chose d’infiniment supérieur, dont le pouvoir politique n'est qu'un reflet secondaire, presque négligeable, selon lui. Son combat vise l'autorité spirituelle. Il la dispute avec l'Église catholique, mais s’élève bien au-dessus d'elle et prétend la guider depuis les sublimes hauteurs de la spiritualité soufie (pas forcément lui personnellement, bien entendu).
À ce sujet, il s’exprime de façon très claire : à un moment donné de son histoire, l'Église catholique aurait perdu le contact avec la Tradition Primordiale, ne disposant plus d’une compréhension des " parties supérieures " de la métaphysique; elle s’est bornée à l'ontologie pure, ou théorie de l'Être, sans pénétrer les mystères suprêmes du Non-Être (Schuon préfère employer le terme "Supra-Être").
Je me suis expliqué à d'autres occasions sur ce qui me semble être l'absurdité intrinsèque de la doctrine du Non-Être, et ne reviendrai pas ici sur ce sujet. Ce qui importe en ce moment, c'est de souligner que, selon Guénon, le catholicisme, depuis cette première mutilation, a fortement décliné, jusqu'à se réduire à une simple dévotion sentimentale pour les foules.
Puisque les seuls à pouvoir sortir l’Église de cet abîme seraient les détenteurs du lien originel avec la Tradition Primordiale, il est évident que le salut de l'Église, et à travers elle, de tout l'Occident, ne peut venir que du dehors. Mais d’où, plus précisément ?
Impossible qu’il s’agisse du bouddhisme: Guénon ne le considère même pas comme une tradition à part entière.
Ce ne peut pas être l'hindouisme non plus, qui ne peut pas être pratiqué en dehors de l'Inde, ni par des non-indiens. Tout ce que l'hindouisme peut fournir, c'est une compréhension plus profonde de la doctrine métaphysique - et Guénon s’en servira abondamment, en effet. Mais une simple compréhension théorique, bien qu’indispensable, ne peut pas, à elle seule, fournir une authentique " réalisation métaphysique ".
Encore moins le judaïsme, car il serait inconcevable que l'Église, étant née de celui-ci, retourne dans son sein sans s'annuler ipso facto et cesser d'exister.
S'agirait-il de la franc-maçonnerie ? Impossible, non seulement à cause des incompatibilités évoquées ci-dessus et jamais surmontées, mais parce que, selon Guénon, les initiations maçonniques ne sont que des "Petits Mystères", des secrets du cosmos et de la société qui ne touchent même pas les sommets de la réalisation métaphysique suprême, les "Grands Mystères."
Inutile d'examiner toutes les alternatives. La conclusion inexorable à laquelle nous arrivons, transitant d’obstacle en obstacle, est que ce labyrinthe d’impossibilités n'a que deux issues possibles: ou bien le catholicisme peut retrouver son intégrité d'origine en se soumettant aux conseils des maîtres islamiques, ou bien l’Occident doit se résoudre à son occupation par les musulmans. Tertium non datur.
Personne ne pourrait nier, cela soit dit en passant, que Guénon et ses disciples aient apporté de précieuses contributions à la compréhension du catholicisme aux intellectuels catholiques eux-mêmes, notamment en ce qui concerne le symbolisme et l'art sacré. 20 Cela ne devrait pas nous étonner. Car comment un maître soufi pourrait-il prétendre exercer une quelconque influence sur les catholiques sans maîtriser, au moins en certains points, leur religion mieux qu’eux-mêmes ?
Les articles " catholiques " de Guenon publiés dans la revue Regnabit entre 1925 et 1927 ne prouvent pas, ni même ne suggèrent, qu'il ait accepté l'indépendance, encore moins la supériorité du catholicisme sur l'islam. Tout ce qu’ils prouvent, c’est qu'à cette époque il croyait encore à la possibilité de diriger le cours des choses dans l'Église catholique par une douce persuasion et une infiltration. 22 Son départ pour l'Égypte en 1930, avec la ferme décision de ne plus revenir et ensuite de ne communiquer avec son public que par le biais de la revue Études Traditionnelles, tout cela marque le moment où il perd cet espoir et, s'intégrant de plus en plus dans les milieux ésotériques égyptiens (épousant même la fille du prestigieux cheikh Elish El-Kebir), remet le ballon dans le camp des autorités islamiques, lesquelles avaient de loin orienté ses actions dans le cadre européen.
Il est encore trop tôt pour comprendre l’évolution qui permit l’adoption d’"une politique du terrorisme " et de " l’occupation par l’immigration ", phénomène qui, bien entendu, jamais ne se produirait sans le consentement des autorités spirituelles islamiques). Nous le savons aujourd’hui, il est absolument certain que Guénon, depuis le début de son activité publique, affirmait ne pas parler en son propre nom mais suivre strictement les conseils de " représentants qualifiés des traditions orientales ", notamment le Cheikh El-Kebir, nous le savons aujourd’hui. Ce serait parfaitement insensé de dire que Guénon s'est "converti à l’islam " en 1930. Depuis au moins ses vingt et un ans il était déjà membre régulier d'une tariqa, ce qui suffit à montrer la longue préparation qu’il a vécu avant d’accomplir sa très difficile mission.
VII
Le deuxième facteur qui rend difficile la tâche de reconnaître chez Guénon un agent islamique, c’est l'impact même de son travail sur ses disciples. Qualifiée de " miracle intellectuel le plus éblouissant de notre époque " 23, cette œuvre éclaire d’une lumière nouvelle le phénomène religieux et la décadence spirituelle de l'Occident, et son contraste avec toute la pensée athée ou chrétienne moderne est si grand que l’on est tenté de la considérer vraiment comme un miracle, une intervention divine au cours de l'histoire. Seyyed Hossein Nasr, dans Knowledge and the Sacred 24, n'hésite pas à présenter toute l'histoire intellectuelle de l'Occident comme s'il s'agissait d'une préparation tâtonnante de l’avènement des lumières guénoniennes. Vue de cette façon, l'œuvre de Guénon semble être un message supra-historique venu de l'aube des temps, de la Tradition Primordiale elle-même et non d'un cheikh égyptien contemporain.
Le désir d'effacer ses racines contemporaines et de planer au-dessus des contingences historiques se manifeste dans diverses parties de ce travail. Il se trouve renforcé par diverses expressions de mépris pour la " simple " perspective historique, qui relèverait selon Guénon d’un voile illusoire d'apparences fugaces couvrant la réalité des choses éternelles. Il critique même l'attachement de la mentalité occidentale aux " faits " comme s'il s'agissait d'un vice de pensée.
Jean Robin proclame le guénonisme comme une intervention providentielle et "la dernière chance de l'Occident".25 Certes c'est un droit inaliénable du disciple enthousiaste que de célébrer l'œuvre de son maître avec les qualificatifs les plus emphatiques. Mais un qualificatif ne signifie rien lorsqu'il est séparé de la substance qu’il décrit. C'est une chose de parler vaguement d’une " dernière chance de l’Occident " - et nous savons tous que l'Occident en a bien besoin. Mais c’est tout autre chose de préciser qu'il ne s'agit pas de n’importe quelle “chance”; que ce n’est point une simple " restauration abstraite et générique de la spiritualité " que l’on propose, mais un salut vers l'islamisation. Jean Robin omet ce point, tout simplement.
Il est également très juste de privilégier l'éternel et l’immuable plutôt que le temporel et le transitoire. Mais tout croyant catholique habitué au sacrement de la confession comprend que vouloir sauter dans l'éternel en se passant d’une conscience des détails factuels de la vie terrestre, si souvent humiliante et déprimante, relève non pas de la spiritualité mais de l'angélisme. L'apôtre qui dit : " Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi " est le même qui avoue apporter " une épine dans la chair " jusqu'à la fin de ses jours.
Le désir de s’envoler vers le monde des archétypes éternels en s’élevant au-dessus de la réalité historique concrète se manifeste non seulement dans les profils hagiographiques racontant la " mission de René Guénon ", mais également dans au moins trois livres de grands écrivains pérennialistes sur l'islam.
Ideals and Realities of Islam, de Seyyed Hossein Nasr, 26 Comprendre l'Islam, de Frithjof Schuon, 27 et Moorish Culture in Spain, de Titus Buckhardt 28, dissimulent leur stratégie rhétorique de ne montrer la vie musulmane que par les archétypes éternels qu'elle symbolise, les opposant, explicitement ou implicitement, aux grossières misères factuelles de l'Occident matérialiste. La chose frôle la naïveté… En effet même un enfant se rend compte qu'il n'est pas juste de comparer les vertus de l'un avec les défauts de l'autre...
Tout cela rend difficile, que ce soit pour le lecteur novice ou parfois même pour les porte-parole du pérennialisme, d'admettre l’évidence : on aura beau accorder à l’œuvre de René Guénon un caractère providentiel et salvateur, elle n’aura, en fin de compte, jamais offert à l’Occident un moyen de salut autre que l’islamisation.
Il est également vrai que tout chrétien intelligent, catholique ou non, peut profiter des enseignements de René Guénon sans forcément adhérer au projet guénonien. Mais comment refuser d’y adhérer sans savoir (ou vouloir savoir) que ce projet existe ? Un idiot utile ne peut l’être qu’en ignorant l’existence de celui qui le manie.
De nombreux chrétiens, catholiques ou non, ont été très gênés face aux enseignements de René Guénon, et ont tenté de le réfuter, voire même de l’attaquer. Ces tentatives n'ont fait que prouver la supériorité intellectuelle de leur adversaire et sont tombées dans le ridicule ou dans l'oubli.
À cet égard, les disciples de Guénon n'ont pas eu entièrement tort de le considérer imbattable (la "boussole infaillible", disait Michel Vâlsan). Mais Guénon n'a pas besoin d'être combattu ou battu. Ayant adopté le pseudonyme "Sphinx" dans ses premiers écrits, il savait que ceux qui ne déchiffreraient pas son message termineraient par être avalés et réduits à l'obéissance. Quant à ceux qui se révoltent en poussant des cris et des pleurs, ils ne lui sont pas moins obéissants pour autant, encore qu’inconsciemment ou à contrecœur. 29 Cependant, une fois déchiffré, ce Sphinx n'a d'autre remède que de relâcher gentiment sa proie, qui se verra non seulement libre des griffes, mais for
Né à Campinas (Brésil), en 1947, Olavo de Carvalho est salué par la critique comme l'un des intellectuels brésiliens les plus remarquables et audacieux. L'axe de son travail, c'est la défense de l'intériorité humaine contre la tyrannie de l'autorité collective...
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L'Église humiliée - I
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